Restance et liens

1. Itération.

Qu’est-ce que la restance? Disons, pour introduire ce concept (ou quasi-concept) aussi intuitivement que possible, que la restance pourrait être présentée comme ce mouvement qui fait qu’une répétition ou une réitération peut ne pas se reproduire à l’identique. Dans un processus cyclique, tout recommence de la même façon, sans reste. Mais dans une répétition non cyclique, par exemple celle des mots du langage, il est possible que la réitération ne se fasse pas à l’identique [et d’ailleurs c’est ce qui arrive la plupart du temps]. La possibilité du surgissement nouveau tient à ce reste qui échappe à la circularité. On peut rapprocher la restancede la différance (autre quasi-concept), ou encore de lasurvivance. Dans un cas comme dans l’autre, une productivité active est à l’oeuvre, qu’il est impossible de réduire à des effets de sens, de contenu ou de thème. Des marques (éventuellement orales – mots – ou écrites – lettres, images, traits graphiques) se détachent de leur signifié ou de leur référent d’origine. Coupées de leur contexte initial, il ne reste d’elles que la marque. Ce processus, Jacques Derrida le nomme itérabilité. Dans la structure itérative, l’émetteur comme le destinataire sont structurellement absents (même s’ils peuvent être, en pratique, présents). Quoique réitérée, la marque n’est pas la même. Sa présence n’est pas restaurée à l’identique. Ce qui surgit (re-marque ou graphème) est un reste, dans le contexte d’un nouvel événement.

Voici quelques exemples : un poème, dont un reste (ou un excès) se soustrait toujours à l’interprétation; unebénédiction, qui s’annonce dans l’expérience même d’un reste, dont la réponse n’est jamais assurée; un acte de langage – dont les conditions de succès ou d’échec restent secrètes. On peut citer aussi la musique (ce qui reste, quand l’être se tait), la khôra, qui est une restance infinie. Ou encore : le dessin qui, mettant à mort son modèle, produit sa propre origine comme un reste. On ne jouit de ce reste, on ne ressent du plaisir ou du désir face à un objet, que s’il est aussi le reste de cette origine disparue. C’est ainsi qu’on peut aimer Psychè – le sujet, presque mort, en tant qu’il reste, pour autant qu’il (le sujet) ou elle (Psychè) est un principe de vie – mais ni le moi ni l’objet ne sont substantiels, ils ne “sont” que des traces.

 

2. Quasi-concept.

La restance n’est pas un concept classique. C’est unquasi-concept graphématique, clignotant, pris dans le mouvement même de différance et de déconstruction auquel il renvoie. Elle peut s’énoncer comme une loi selon laquelle, à l’intérieur même du texte, une extériorité laisse un reste inéliminable. Ce reste sedissémine comme une lettre jetée au vent, sansdestination ni trajet propre. Le discours tend à ledomestiquer, à le sublimer, à le reconduire dans unsystème, mais il se dérobe.

Freud, qui espérait retrouver une écriture perdue, originelle (celle de l’inconscient), a surtout fabriqué desrestes irréductibles, intraduisibles. Il a eu le génie de ne pas reculer devant cet étrange résultat.

Jacques Derrida non plus ne recule pas : il invente un type d’intervention, paléonymique, qui greffe sur d’anciens concepts des restes irréductibles. C’est ce qu’il appelle la déconstruction.

 

3. Ecriture, oeuvre.

Le reste est un autre nom de l’écriture, une autre dénomination de l’hantologie derridienne. Avec l’effacement de la présence de l’être (dont il ne reste, dans de nombreuses langues occidentales, que lacopule), c’est la distinction même entre l’originaire et le dérivé qui perd de sa pertinence. Dans l’écriture, toutcommence par le vestige.

En peinture, Jacques Derrida donne l’exemple desVieux Souliers aux lacets, hors d’usage et abandonnés. Ce qui fait retour n’est pas la présence de la chose, c’est cette trace abandonnée que Michael Fried a repérée dans Courses à Longchamp, de Manet. Cette trace ne porte aucune vérité, elle n’est qu’une marque, mais c’est elle qui, singulièrement, fait marcher, “fait oeuvre“. C’est aussi elle qui pousse à faire précéder les textes d’une préface. Si une introduction ne servait qu’à présenter un texte, elle ne servirait à rien; c’est autre chose qu’elle introduit, un déchet, un hors-livre qui contribue à défaire le sens obvie du livre.

 

4. Rechimou.

Ce thème peut être rapproché du rechimoucabalistique, une des étapes de la création, quand Dieu vide un point sans le laisser complètement vide. Il faut des restes disparates, dissymétriques, pour que le monde se dissémine. C’est là qu’habitait James Joyce, qui en riait, et c’est dans cette région aussi, dans ce qui reste de judaïsme (de et non pas du), qu’est passé Jacques Derrida, sans s’y arrêter.

 

5. Cendre.

Il arrive qu’il n’y ait presque pas de reste. Que reste-t-il d’un vomi, d’un crachat? D’un pet ou d’un rot? A peine un souffle, une odeur, un reste sans restance, une chose informe dont aucune pensée de l’être, aucune ontologie ne peut s’emparer. Et quand la perte est irréductible, définitive, alors voici la cendre, cette figure de l’anéantissement, sans mémoire ni archive. Même les mots n’en peuvent témoigner.

 

 

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